Hiver 2025

Depuis le recrutement de Daryl, le travail allait bon train. Peut-être même un peu trop. Il ne se passait pas un jour sans qu'on n'apporte à la fine équipe de mécaniciens de nouvelles automobiles à réparer. Bien heureusement, toutes les pannes déclarées étaient relativement simples à régler et ils pouvaient ainsi jongler de voiture en voiture, bien coordonnés dans leurs tâches.

Astrydd avait été réticente les premiers à jour vis à vis de Daryl : certes, il avait des capacités mais était-il pour autant digne de confiance ? Il s'était avéré que oui. Une grande aubaine pour l'éternelle jeune femme qui, quelques semaines plus tôt, avait bien cru qu'il en était fini de son garage. Elle avait su rattraper le massacre de Jersey Devil et ainsi, avait pu conserver sa notoriété montante.

Alors que le spectre traversait l'atelier d'une marche élancée, elle interpela rapidement Daryl et lança une clé à molette avant même qu'il ait eu le temps de dire "ouf". Un petit jeu qu'Astrydd appréciait particulièrement, vérifier ses réflexes. Elle lui sourit en coin et retourna près d'une petite voiture dont le capot était grand ouvert.

Alors que chacun s’affairait à son travail – Astrydd la tête plongée dans le compartiment moteur de l’automobile qu’elle devait remettre en état –, quelque chose à l’extérieur put attirer le regard de Daryl : un homme. Deux, plutôt. Ils n’étaient pas venus à pieds mais leur véhicule était garé à l’extérieur du parking pour de mystérieuses raisons. Leurs yeux semblaient prendre en considération les moindres détails de l’environnement dans lequel ils se trouvaient. Cherchaient-ils vraiment un garagiste ? Ou plutôt, qui cherchaient-ils ?

La porte étant grande ouverte, ils n’eurent aucun mal à localiser les deux personnes qui travaillaient ici. Astrydd ne les entendit pas immédiatement mais un pressentiment l’obligea à relever la tête en direction de l’extérieur. Elle tressauta lorsqu’elle aperçut l’un d’eux et se tourna immédiatement vers Daryl.

- Sois diplomatique, lui indiqua-t-elle simplement avant de nouveau se tourner face à eux, affichant un sourire accueillant. Bonjour messieurs.
- Salut, répondit l’un d’entre-deux avant de s’intéresser à Daryl. Il est où vot’ boss ?

Voyant Daryl gonfler le torse pour adopter une posture confiante, Astrydd espéra un instant qu'il n'en fasse pas de trop. Le type qui avait parlé n'était pas du genre commode : peu importe qui se trouvait devant lui, s'il fallait frapper, il le faisait. Toutefois, le spectre ne connaissait pas l'autre homme qui l'accompagnait mais elle imaginait qu'il était au moins aussi amical que lui. La réponse du premier ne se fit pas attendre très longtemps :

- Pour négocier. Une réparation importante et urgente. Alors, il est où ?

Cette fois-ci, ce fut Astrydd qui ne se fit pas prier. D'une voix claire et portante, elle s'adressa au type qu'elle connaissait - malheureusement.

- C'est moi.
- Toi ? Les deux acolytes se regardèrent et manquèrent de pouffer de rire mais sentant le regard insistant d'Astrydd sur eux, ils se retinrent de peu. Okay, okay. On a deux bagnoles de course à faire réparer, tu vois. Pas d'la carcasse, j'veux que tout soit fait dans les détails et j'veux qu'elles soient OP pour ce soir.
- Ce soir ? Le spectre observa autour d'elle ; il y avait déjà énormément de boulot mais si la somme en valait la peine, elle pourrait chambouler un peu son emploi du temps. Ca dépend les dégâts qu'il y a sur vos voitures.
- C'est surtout sur la carrosserie. L'plus gros travail se trouve sur une roue qu'a été déformée.

Astrydd faillit sourire mais se retint de justesse. L'homme ne le savait pas mais elle connaissait parfaitement la raison de ces dégâts... Puisqu'elle en était la cause. L'éternelle jeune femme finit par se retourner vers Daryl.

- Tu t'en sens capable ?

Les deux hommes attendirent la réponse de Daryl, accrochés à son visage. Astrydd espérait sincèrement qu'il ne dirait pas quelque chose de mal, auquel cas ils perdaient à la fois du boulot et leurs dents. Ses yeux violets étaient braqués sur son employé qui finit par formuler une réponse. Il semblait hésitant. C'était probablement dû à ce qu'il ressentait vis à vis de ces deux inconnus... Il y avait de quoi, elle ne pouvait pas lui en vouloir pour ça. Lorsque Daryl demanda combien ils pouvaient payer, elle serra discrètement les dents. Même si c'était pour rire, l'homme qu'elle connaissait pouvait répondre par "mon poing dans ta face, ça va ?" et elle redoutait que le jeune mécanicien ne courbe pas l'échine face à lui. Son garage avait suffisamment subi de dégâts pour que ça recommence ! Heureusement, les deux as du volant se concertèrent du regard. L'un d'entre eux finit par sortir une grosse liasse de billets ; bien plus que ce qu'ils étaient payés d'habitude. Bien au dessus de la somme qu'elle aurait demandé pour les réparations dont ils avaient parlé. L'homme qui tenait la liasse l'agita devant les yeux de Daryl.

- Et ça, ça te suffit ?

Derrière les deux gaillards, Astrydd hocha tout doucement de la tête pour dire à Daryl d'accepter le deal. C'était une opportunité pour eux et même si les réparations allaient leur demander d'être rapides et efficaces, ils ne pouvaient pas la laisser passer.

L'échange se fit rapidement et silencieusement. Les deux hommes sortirent du garage pour leur désigner les voitures. Si l'une d'entre elles était garée normalement sur le bas-côté, l'autre était remorquée à une camionnette faite pour cela. Depuis là, on pouvait sans peine voir les dégâts au niveau de sa roue, l'empêchant évidemment de rouler... Astrydd retint un nouveau sourire, affichant un air des plus sérieux. Depuis qu'elle était devenue un spectre, maîtriser l'apparition de ses émotions était devenu un jeu d'enfant ; peut-être même de trop. Heureusement, elle pouvait encore ressentir...

En l'espace d'une dizaine de minutes, quelques automobiles furent bougées pour laisser place aux deux voitures de course dans le garage. Les deux hommes payèrent immédiatement, ce qui faillit surprendre le spectre. Maintenant qu'ils avaient l'argent en main, il fallait qu'ils fassent de leur mieux pour réparer tout cela avant ce soir. Autant dire que les choses allaient très mal se passer si cela n'était pas fait... Après tout, les courses de rue, c'était leur job à ces gars-là. Pas étonnant qu'ils soient autant dans l'urgence.

Ils disparurent à bord de leur camionnette déchargée. De nouveau, Astrydd et Daryl se retrouvèrent seul dans leur garage, avec deux impressionnants bolides entre les mains.

La soudaine de motivation de Daryl surprit tellement Astrydd qu'elle resta un instant clouée sur place. Etait-ce à cause de la somme d'argent qu'ils avaient reçu ou parce qu'ils travaillaient sur des voitures hors du commun ? Elle ne lui posa pas la question et s'attela à son tour au travail. En entendant la question du jeune homme, le spectre comprit qu'il se chargeait de la voiture la plus abîmée, celle avec la roue tordue. Elle hocha de la tête et lui désigna un coin du garage, dans lequel s'empilait un bon nombre de pneus. Même si cela paraissait bordélique à première vue, ils étaient parfaitement rangés en fonction de leur taille.

- Que serait un garage sans pneus ? plaisanta-t-elle en se dirigeant vers le second bolide pour tout d'abord constater les dégâts. Là-dessus, il n'y avait pas grand chose d'inquiétant : elle se souvenait parfaitement de comment celui-ci avait été abîmé. Le premier - celui dont s'occupait Daryl - lui était passé dedans et lui avait coupé la route. Pour garder sa trajectoire, elle avait été contrainte et braquer le volant ; c'était là qu'elle avait tapé dans la roue de la première voiture. Par effet boule de neige, cette dernière avait perdu son adhérence à la route et était venue s'encastrer dans la seconde, ce qui expliquait l'aile enfoncée et les grosses éraflures sur le côté. Astrydd sourit à nouveau. Décidément, elle avait trouvé la bonne enfile ; elle fracassait des voitures pendant les courses et gagnait ainsi des clients prêts à payer de belles sommes pour faire réparer leur précieux véhicule.

Avant même que Daryl n'ait pu commencer ses réparations, il reçut une petite baffe à l'arrière de la tête ; elle n'était pas violente mais elle avait été effectuée afin de l'interpeller. Derrière lui, une Astrydd le fixait de ses yeux violets pénétrants, poings sur les hanches.

- Qu'est-ce que tu t'apprêtais à faire ? Lui dit-elle en anglais, tapotant légèrement du pied. On ne t'a jamais appris qu'il fallait changer les pneus par paire au cas où l'autre ne convienne pas ? C'est extrêmement dangereux !

La jeune femme ne lui laissa pas le temps de réagir et se dirigea vers la pile de pneus dans le coin du garage. L'expérience parlant, elle s'empara du jumeau de celui qu'avait choisi Daryl en un rien de temps. Elle le fit rouler jusqu'à lui – c'était beaucoup plus pratique et moins lourd lorsque le passage était dégagé – et manqua de lui lâcher volontairement sur le pied.

- Allez au travail petit gars. Et si t'as un doute tu m'appelles, c'est pas le moment de nous foirer !

A défaut de repartir vers la voiture dont elle s'occupait sans un mot, elle lui adressa un sourire confiant. Elle savait qu'il avait fait la faute une fois et qu'il ne la reproduirait plus jamais et ce qui lui plaisait chez son employé : il apprenait vite.

Dix minutes s’étaient écoulées depuis que l’éternelle jeune femme avait repris ses travaux. Il ne lui restait pas tant de choses à faire mais les tâches qu’elle avait à accomplir lui demandaient beaucoup de précision et de concentration. Il fallait qu’elle remette les clés dans les temps... Et surtout, les véhicules avaient intérêt à être parfaits !

Alors qu’elle s’occupait d’une des nombreuses bosses sur la carrosserie, son téléphone – posé sur son chariot à roulettes – se mit à vibrer tout en sonnant. La courte tonalité lui fit comprendre qu’il s’agissait d’un SMS. Etrange, c’était extrêmement rare qu’on lui envoie des messages... La plupart du temps, elle recevait des appels de ses clients. Pourquoi l’un d’eux préférerait la contacter de manière indirecte ? Intriguée, elle essuya sommairement ses mains et attrapa son mobile – un vieux portable peu élégant mais très robuste. Le numéro n’était pas enregistré dans son carnet de correspondants. En ouvrant le message, son visage passa par l’étonnement puis par l’enthousiasme. Il finit toutefois par se figer dans la déception. Astrydd observa la voiture qu’elle réparait et soupira.

Astrydd ne remarqua que quelques secondes après sa lecture du SMS que Daryl l’observait. C’est vrai qu’il devait s’inquiéter à la voir comme ça, changer d’émotion comme de chemise... Elle se mit à lui sourire – bien que tristement – avant de lui répondre :

- On m’invitait ce soir. Mais je crois que c’est un peu compromis.

Elle montra les deux automobiles de course du menton, soupira puis reposa délicatement son portable sur son chariot. Non, ce soir, elle ne pourrait pas sortir, même si elle en mourait d’envie... Surtout qu’elle appréciait la personne qui l’invitait, aussi étrange que cela puisse paraître.

Astrydd écouta silencieusement l'idée proposée par Daryl. Immobile près de la voiture, elle avait adopté un air songeur qui en disait long sur le dilemme interne qu'il se passait dans sa tête. Elle fixait un mur du garage, le regard vague, bougeant de temps à autres les lèvres dans une petite mimique pensive. D'un côté, la proposition faite par son employé lui plaisait et l'attirait particulièrement, mais elle savait que ce n'était pas raisonnable. Ce n'était pas tant une question de confiance, elle savait que Daryl était fiable... Mais avec ce qu'elle avait vécu et les problèmes qu'elle avait du régler ensuite, elle ne voulait pas laisser le garage aux seules mains du jeune homme. Non seulement il pouvait lui arriver quelque chose mais les véhicules risquaient gros... Et autant dire qu'il ne fallait pas qu'il arrive quelque chose aux deux bolides qu'ils étaient en train de réparer ! Certes, cela ne serait pas de leur faute mais leur propriétaire ne le verrait évidemment pas de cette façon... De toute manière, elle ne pouvait décemment pas laisser Daryl s'occuper des véhicules tout seul : il avait besoin de son aide s'ils voulaient finir à temps. Sa décision était donc prise : elle refuserait le repas qu'on venait de lui proposer même si cela lui faisait mal au cœur. Ce n'était que partie remise... Du moins, elle l'espérait.

- Laisse tomber, fit-elle en reprenant tout à coup vie, s'armant de ses outils en se tournant vers le bolide qu'elle avait en charge. On a du pain sur la planche, je te laisserai pas te démerder seul avec tout ça.

Elle crut bon de rajouter pour plaisanter :

- Eh non, c'était bien essayé, mais t'auras pas d'augmentation !

La soirée était déjà bien avancée lorsque Daryl annonça qu'il avait fini son travail. Il n'avait même pas rechigné à rester si tard, ce qui quelque part plaisait à Astrydd. Elle savait que c'était quelqu'un sur qui elle pouvait compter et même si elle n'en disait pas un mot, elle lui en était reconnaissante. Elle était un peu plus encline à lui faire confiance maintenant. Il lui fallait juste un peu de temps pour s'en rendre compte. L'éternelle jeune femme n'avait pas tout à fait fini les mises au point : le plus gros était fait mais elle tenait à rendre les voitures dans un parfait état. Elle régla donc les petites touches - comme les petites rayures et bosses sur la carrosserie - et finit par s'assoir par terre, devant le véhicule sur lequel elle avait bossé comme une dingue. Elle soupira doucement.

- Et voilà une bonne chose de faite.

Astrydd tendit le bras pour récupérer son portable, plutôt dans l'optique de regarder l'heure qu'autre chose. Il était déjà 21 heures 18. Ils n'avaient même pas mangé... Brièvement, la jeune femme laissa apparaître un rictus pensif, bougeant les lèvres d'un coin à l'autre. Elle finit par se relever en glissant son portable dans sa poche - portable qu'il faudrait également nettoyer un peu s'il voulait tenir encore quelques années !

- Plus qu'à attendre qu'ils se ramènent.

Ils avaient tablé sur 22 heures. A une heure près, ils n'auraient pas fini à temps ! Astrydd se dirigea près du lavabo de l'atelier pour se laver les mains et les bras jusqu'aux coudes et laissa la place à Daryl qui était au moins aussi crasseux qu'elle. Une fois qu'il eut terminé de se rendre un peu plus propre, la jeune femme l'interpella et lui tendit un billet qu'elle venait de sortir de sa poche.

- Y'a un snack ouvert pas loin d'ici, c'est pas d'la grande gastronomie mais ça remplit le ventre. Prends-toi ce que tu veux.

Elle faisait avec ses maigres moyens mais il méritait bien ça...

Astrydd n'était pas du genre à insister, c'est pourquoi elle replongea son billet au fond de sa poche en lâchant un petit grognement. Bon, si ce n'était pas aujourd'hui, ça serait une autre fois ! Mais elle s'en souviendrait et il n'y échapperait pas ! A force de lui proposer, il finirait par insister... A moins qu'elle lui fasse un cadeau, un de ses quatre. Le tout, c'était que ça lui plaise. Elle le laissa ainsi filer vers le snack sans le suivre ; elle, elle n'avait pas faim. Quand elle mangeait, c'était uniquement par gourmandise ou curiosité... Elle n'avait pas besoin de nourriture pour survivre.

***

Les deux gars arrivèrent plus tôt que prévu ; ils voulaient sûrement s'assurer que les véhicules n'étaient pas encore en réparation, auquel cas cela remettait fortement en question leur engagement dans la course. Ils furent surpris du travail effectué par les deux comparses en si peu de temps : leurs véhicules étaient nickel, peut-être même en meilleur état qu'ils les avaient laissés. Ils clignèrent des yeux, regardèrent communément Daryl puis Astrydd qui se tenait droite, les bras croisés. Ils payèrent la somme convenue et avant de s'éclipser, l'un deux leur confia qu'ils n'hésiteraient pas à revenir s'ils avaient à nouveau besoin de leurs services. Cela fit sourire le spectre.

La journée avait été longue, mais elle avait surtout été bénéfique !